ROMAIN (DROIT)

ROMAIN (DROIT)
ROMAIN (DROIT)

Vieux de près de deux millénaires, le droit romain suscite encore aujourd’hui l’intérêt des juristes. Il leur fournit un langage commun, un système de référence, un «champ d’exercice» et, pour le moins, un objet de réflexion. Bien qu’il ne manque pas de détracteurs et que, depuis Rabelais et Molière, il passe pour refuge des pédants, son enseignement, encore assuré dans d’assez nombreuses universités, continue à susciter des travaux de qualité. Comment s’explique cette étrange survie et à quoi tient-elle? Sans doute à des raisons à la fois historiques et «techniques». Une lente élaboration, un sens aigu des exigences de la vie sociale et des adaptations juridiques incessantes que requièrent ses transformations, un souci de justice et d’humanité qui fournit les principes directeurs, une construction logique largement inspirée de la philosophie grecque ont permis aux Romains de façonner un droit qui satisfasse à la fois leur goût de l’ordre et leur sens pratique. Au premier tiers du VIe siècle, un empereur byzantin, dont l’ambition fut de restaurer la splendeur romaine, fit compiler l’essentiel des principes et des solutions dégagés au cours des siècles par les juristes de Rome. Retrouvées après un long oubli dans l’Italie de la fin du XIe siècle, ces «compilations de Justinien» suscitèrent l’admiration. Leur supériorité par rapport au droit coutumier, qui régnait alors dans l’Europe occidentale, est si éclatante que, bien que conçu pour une tout autre société, le droit romain fut utilisé comme un droit vivant, on dira plus tard comme la «raison écrite». Et c’est ainsi que, lentement, et dans une mesure variable selon les régions, il façonna ce qui au cours des siècles devint le droit de divers États européens. Sa survie était par là même assurée. L’érudition critique s’interroge toujours sur les étapes et les moyens de cette pénétration et sur son bilan dans les divers pays.

Dans une autre perspective, l’étude du droit romain ne stimule pas moins la réflexion. Rome constitue en effet un cas privilégié: on peut suivre l’histoire de son droit de ses origines à son apogée; certains, à propos du droit postclassique, diront jusqu’à son déclin. Des sources insuffisantes certes, mais qui cependant fournissent une certaine information, laissent deviner un droit encore rudimentaire où le ritualisme l’emporte sur l’équité; ce droit, fait pour une société peu développée et essentiellement rurale, ne connaît qu’un petit nombre d’actes juridiques et laisse à une autorité patriarcale le premier rôle dans la vie familiale et la gestion des patrimoines. Une documentation beaucoup plus abondante permet de suivre les transformations de ce droit archaïque accomplies sous la pression des besoins d’une cité qui devient peu à peu maîtresse du monde. Les mécanismes de ces mutations sont connus; certaines peuvent être datées. Puis, après l’apogée d’un «âge classique», on constate de nouveaux changements (adaptation ou régression, selon les interprètes) qu’imposent les conditions de vie du Bas-Empire. Et cette interaction incessante entre les forces politiques, économiques, sociales, voire intellectuelles et religieuses, et le droit romain n’est sans doute pas le moindre intérêt de l’étude de ce droit.

1. Le développement historique

Dès ses lointaines origines, que la légende fixe en 753 mais que l’archéologie révèle plus anciennes d’au moins trois siècles (si l’on tient compte de la seule occupation des collines par des groupes humains et non de l’existence d’une «ville», même modeste), la future capitale d’un monde eut nécessairement des usages, sinon un véritable droit. De ces usages premiers rien de certain n’est connu. Peut-être les «lois royales», que la tradition met sous l’autorité de rois légendaires, en ont-elles conservé quelques traces. Elles témoignent de liens encore très étroits entre les prescriptions juridiques, la religion et la magie. La société qu’elles envisagent est essentiellement rurale et les familles, réunies sous l’autorité d’un roi, sont de type patriarcal.

La loi des Douze Tables

Le premier document juridique de valeur certaine est constitué par la loi des Douze Tables. Le prestige de ce monument vénérable survivra longtemps à son application pratique. Les enfants en apprenaient par cœur les dispositions au temps de Cicéron et, sous l’Empire, le texte en était encore affiché dans certaines grandes villes de province. Aussi, bien que le texte de la loi ne nous soit pas parvenu directement, en connaissons-nous une bonne partie par des citations textuelles ou des références d’auteurs littéraires et de juristes. L’incertitude qui plane sur les premiers siècles de l’histoire romaine avait conduit d’éminents historiens d’esprit très critique, tels qu’Ettore Païs ou Édouard Lambert, à mettre en question l’authenticité de la loi des Douze Tables. Un article célèbre de P. F. Girard (publié dans la Nouvelle Revue historique de droit français et étranger en 1902), distinguant les éléments légendaires et les données certaines, a montré qu’ici, comme bien souvent, on pouvait faire confiance pour l’essentiel à la tradition de l’annalistique ancienne. Juristes et historiens sont en général d’accord aujourd’hui pour dater du milieu du Ve siècle avant J.-C. la rédaction des Douze Tables. L’œuvre fut donc conçue à cette époque difficile de la croissance de Rome où, encore environnée de voisins plus puissants, la ville traverse une grave crise sociale opposant les anciens maîtres du sol à des éléments nouveaux, souvent d’origine étrangère. Ces derniers, tenus à l’écart de la vie politique, luttent pour acquérir l’égalité des droits civils et politiques. Le secret du droit, le monopole que se réservent les patriciens des formules juridiques, du calendrier judiciaire, des rites procéduraux sont durement ressentis par les plébéiens, qui en sont les victimes. D’autre part, un régime très rigoureux expose les débiteurs insolvables à être saisis, réduits en esclavage, mis à mort. C’est pour tenter d’apaiser ces antagonismes que fut créée une commission de dix membres, chargée de «publier» le droit et, sur certains points, d’en atténuer les rigueurs. Si tout lien avec la religion n’a pas disparu dans les Douze Tables, celles-ci, œuvre purement humaine, représentent cependant déjà, en même temps qu’un début de «vulgarisation» du droit, une laïcisation qui ira en se développant rapidement. Loin d’être un code, les Douze Tables ne réglaient que certaines questions, celles qui semblaient alors les plus importantes, les plus litigieuses ou qui paraissaient exiger des solutions nouvelles. À côté d’antiques usages que l’on se bornait à mettre en forme et à publier, les Douze Tables formulaient quelques règles nouvelles.

Bien qu’elles n’aient pas codifié tout le droit et qu’au cours des siècles leurs dispositions aient été de moins en moins adaptées à une société qui se transformait profondément, les Douze Tables demeurèrent pendant toute l’époque républicaine le principal monument juridique. Sans doute, des lois furent votées par les assemblées, mais elles concernaient les questions politiques, sociales, économiques plus que le droit privé. Leur nombre n’est pas considérable et l’on a pu dire que les Romains, peuple du droit, ne furent pas le peuple de la loi.

Les adaptations dues au magistrat judiciaire

C’est par d’autres mécanismes que le droit romain se développa sous la République et au début de l’Empire; il subit de profondes transformations rendues nécessaires par les mutations de la société romaine elle-même. Au cours de la République, la conquête fit d’un modeste village le maître du monde méditerranéen. Les règles établies pour quelques familles paysannes, vivant dans les strictes structures patriarcales, ne pouvaient convenir à un monde dans lequel la vie économique s’était développée et diversifiée. Avec les longues absences provoquées par des guerres de plus en plus lointaines, les voyages d’affaires, l’installation de comptoirs et l’exploitation de grands domaines dans les provinces, il n’était plus possible de ne reconnaître que le seul chef de famille comme titulaire de droits. Un formalisme excessif alourdissait la vie juridique et en rendait parfois l’application périlleuse. L’accès aux tribunaux était refusé aux étrangers et les citoyens romains ne disposaient que de procédures compliquées (les actions de la loi). De profondes transformations du droit, la création d’actes juridiques nouveaux pour satisfaire aux exigences de la vie des affaires, l’assouplissement des formes, la consécration d’une indépendance naissante des membres de la famille étaient nécessaires. L’originalité de Rome fut d’opérer ces transformations sans abroger le droit ancien, mais en l’adaptant, en le complétant, parfois en juxtaposant des règles nouvelles qui contredisaient les solutions anciennes (par exemple en matière de dévolution successorale ab intestat ). Ce fut aussi de confier cette adaptation nécessaire moins au législateur qu’au magistrat judiciaire (le préteur) et à de simples particuliers qui, consultés par les parties, interprétaient et adaptaient le droit ancien ou créaient de toutes pièces un droit nouveau.

Ainsi s’opéra, entre le IIe siècle avant J.-C. et le Ier siècle après J.-C., un travail juridique considérable. Ses principaux agents furent les magistrats chargés de l’organisation des procès, le préteur urbain et le préteur pérégrin (et, dans le domaine plus limité de la vente, les édiles) à Rome, les gouverneurs dans les provinces. Les uns comme les autres indiquaient par un édit promulgué à leur entrée en fonctions les cas dans lesquels ils accorderaient une action en justice, c’est-à-dire les situations qui leur paraissaient mériter protection. Ils pouvaient également en cours de magistrature compléter cet édit initial par des édits particuliers. Liés par leur promesse, ils étaient tenus d’organiser l’instance lorsqu’un plaideur répondant aux conditions fixées par eux venait les trouver. Ainsi, par la promesse d’action, un droit était créé. Une procédure nouvelle dite formulaire, du nom de la «formule» par laquelle le magistrat, après avoir entendu les parties, fixait les données du litige et confiait à un juge le soin de le régler, permettait la mise en œuvre de ce mécanisme. Celui-ci, par sa souplesse, pouvait s’adapter aux besoins d’une société en pleine mutation. Les préteurs ont ainsi créé, à côté de l’ancien droit des citoyens (ius civile ), un droit «prétorien» qui le fortifiait, le complétait et parfois même le corrigeait. Le droit ancien n’étant pas abrogé et un droit nouveau se créant à côté de lui, le droit classique fut constitué de deux masses, le droit civil et le droit prétorien, qui coexistèrent mais qui, répondant aux besoins d’époques profondément différentes, différèrent parfois au point d’être contradictoires. Ici encore, c’est par le jeu subtil de mécanismes procéduraux (fiction, exception, etc.) que les juristes romains firent progressivement prévaloir le droit prétorien nouveau sur l’antique droit civil.

D’autre part, à partir du IIe siècle avant J.-C., l’interprétation du droit, qui souvent se révéla créatrice, cessa d’être le monopole du collège de pontifes pour être donnée par des jurisconsultes, simples particuliers, mais hommes de grands mérites et d’autorité respectée. L’œuvre des jurisconsultes, la jurisprudence, fut, avec l’édit et bien plus que la loi ou le sénatus-consulte, l’instrument de la transformation du droit à la fin de la République et au début de l’Empire.

La volonté du prince

Avec le régime impérial apparut une nouvelle source de droit, la volonté du prince. Tant il est vrai que l’histoire des sources du droit reflète en toute société ses institutions politiques. Modeste au Ier siècle, la législation impériale prend au IIe siècle, et surtout à partir d’Hadrien (117-138), une importance croissante. Les constitutions impériales se présentent d’ailleurs sous plusieurs formes: mesures de caractère général (édits), réponses données dans un cas particulier à un fonctionnaire ou à un juge embarrassé (rescrits), sentences rendues par le Tribunal impérial (décrets), instructions administratives (mandats). Rescrits et décrets n’avaient en principe autorité que pour l’affaire à l’occasion de laquelle ils étaient intervenus. Mais le prestige de l’empereur au nom duquel ils étaient émis, la qualité scientifique des juristes du Conseil impérial qui les préparaient leur assuraient une valeur bien au-delà de cette affaire. Quel juge aurait osé aller à leur encontre? Ainsi acquéraient-ils par l’autorité du «précédent» une valeur générale.

La loi disparaissant (avec les assemblées qui la votaient) à la fin du Ier siècle après J.-C., la création prétorienne de l’édit cessant en fait vers la même époque, les sénatus-consultes n’étant plus, dans un Sénat domestiqué, que l’expression de la volonté impériale (oratio principis ), il ne restait plus en face de la législation impériale que l’œuvre créatrice de la jurisprudence. Le IIe siècle et le début du IIIe siècle sont l’époque des plus illustres juristes romains, Julien, Gaius, Papinien, Paul, Ulpien et bien d’autres. Leur production scientifique fut considérable, allant de petits manuels (Institutes) aux grands commentaires du droit civil et du droit prétorien (libri ad Sabinum pour les premiers, libri ad edictum pour les seconds, digesta pour ceux qui commentaient les deux masses de textes) ou aux ouvrages de casuistique (responsa, opiniones, quaestiones ). C’est dans ces œuvres que s’élaborèrent tout à la fois des solutions nouvelles et une construction juridique qui restera l’une des plus durables gloires de Rome.

Peu à peu cependant, la jurisprudence perdit son indépendance. Déjà, Auguste, par la concession que développeront ses successeurs du ius respondendi , avait souligné la valeur qu’il attribuait à certains juristes. Hadrien décida qu’en cas d’unanimité d’opinions de ces juristes «brevetés» sur un point donné leur solution s’imposerait au juge. C’était reconnaître dans un cas limite la valeur obligatoire d’opinions juridiques privées, mais au bénéfice seulement de ceux que l’empereur avait distingués. Progressivement, les meilleurs juristes peuplent les bureaux du prince, figurent dans son Conseil ou parmi ses plus proches collaborateurs (préfet du prétoire). Peu à peu, une jurisprudence nettement individualisée disparaît dans l’anonymat des bureaux.

Les codifications

À partir du IVe siècle, les constitutions impériales deviennent la seule source créatrice de droit. Leur importance et leur nombre, leur échelonnement au cours du siècle rendaient cependant leur utilisation difficile. Dès le début du IIIe siècle, des commentaires avaient tenté d’en dégager quelques aspects essentiels. À la fin du IIIe siècle, des entreprises privées, les Codes grégorien et hermogénien, rassemblèrent un nombre important de rescrits des IIe et IIIe siècles. Ces codes n’ayant pas été retrouvés, il est impossible d’en fixer la nature exacte. En 438, sur ordre de Théodose II, était publié le Code théodosien qui groupait de très nombreux édits dont les plus anciens dataient de Constantin (le nombre exact n’en est pas connu, car aucun manuscrit complet de ce code ne nous est parvenu). Recueil officiel, le Code donnait la forme sous laquelle les textes devaient être commentés dans les écoles ou invoqués devant les tribunaux. Quelques années plus tôt (426), une constitution de Valentinien III, connue sous le nom de loi des Citations, fixait de façon autoritaire et quelque peu mécaniquement l’autorité des œuvres de la jurisprudence classique.

Un travail doctrinal important accompli dans les écoles de droit orientales au Ve siècle (surtout à Berytos, actuellement Beyrouth, et à Constantinople) permit le grand monument juridique que constituent les Compilations de Justinien.

En 529 paraissait le Code (dont on ne connaît que la seconde édition, datée de 534). Il réunissait des constitutions allant d’Hadrien à Justinien, reprises aux trois codes antérieurs ou, pour la période postérieure au Code théodosien, aux archives impériales et à des dépôts privés.

En 533 était publié le Digeste, œuvre immense et ambitieuse qui réunissait (entreprise déjà envisagée mais jamais osée) d’importants fragments de la jurisprudence classique pris à une quarantaine de juristes différents. Quelques jours plus tôt avaient été publiées les Institutes, largement inspirées de celles que Gaius avait composées au milieu du IIe siècle, mais mises à jour des transformations du droit opérées depuis quatre siècles. Par la suite, des collections de constitutions promulguées après 534 furent publiées en grec ou en latin. Ce sont les Novelles (Novellae Constitutiones ).

2. Caractères généraux

Des travaux classiques ont été publiés sur l’esprit du droit romain, sur la valeur de son étude ou sur la crise de l’enseignement romanistique: L’Esprit du droit romain (R. von Ihering, 1852-1855), Principes du droit romain (F. Schulz, 1934), L’Europe et le droit romain (P. Koschaker, 1947). On ne saurait ici reprendre tous ces problèmes pas plus qu’il n’est possible d’analyser toutes les institutions de droit romain, public, privé, pénal ou religieux. S’il peut paraître arbitraire de privilégier certains de ses caractères, du moins doit-on s’interroger sur les raisons profondes de son exceptionnelle importance, c’est-à-dire au fond sur ses qualités majeures.

Laïcisation et autonomie

L’un des traits les plus frappants et l’un des grands mérites du droit romain, si on le compare à beaucoup de droits antiques, résident sans doute dans sa très rapide et très complète laïcisation. Certes, comme dans toutes les sociétés peu évoluées, le droit romain fut à ses origines étroitement lié à la religion. Les plus anciennes sanctions pénales et les plus graves (sacratio ) sont d’ordre religieux. Le ritualisme du procès archaïque est sans doute lié à l’usage de formules ou de gestes magiques. Le nom même de la procédure archaïque du sacramentum évoque quelque chose de sacré. Les Douze Tables contiennent encore des prescriptions sur les cérémonies des funérailles. Le droit romain est donc bien lié à ses origines à la religion. Mais, alors que dans la plupart des pays de l’Orient ancien la loi fut longtemps considérée comme donnée ou révélée par la divinité, la loi romaine, comme la loi grecque, est l’œuvre des hommes. Le plus ancien monument du droit romain, la loi des Douze Tables, fut l’œuvre d’une commission de décemvirs. La tradition veut qu’elle ait consulté la législation grecque, non qu’elle ait demandé son inspiration aux dieux. Et si le collège religieux que constituaient les pontifes fut aux origines l’interprète du droit, c’est moins parce que le droit était lié à la religion que parce que les pontifes étaient alors les seuls à pouvoir le comprendre et l’interpréter. Dès la fin du IVe siècle avant J.-C., le scribe d’Appius Claudius divulguait les formules d’actions. Un siècle plus tard, des juristes laïcs donnaient des consultations.

Ainsi, au moment où les transformations de la société romaine rendaient nécessaires de profondes innovations en matière juridique, le droit avait acquis une totale autonomie. Condition nécessaire à son plein développement.

Plasticité et efficacité

Laïc, le droit romain est aussi très habile à s’adapter à l’infinie variété des situations concrètes. Et cette «plasticité» est due pour une bonne part à la nature des sources qui le créent. La lourdeur de la procédure législative, la fixité des dispositions générales et impersonnelles de la loi ne facilitent pas cette constante adaptation. La loi non seulement fixe mais fige le droit. D’où l’aversion que lui témoignaient les tenants de l’école historique du droit au XIXe siècle. Or, on l’a vu, le rôle de la loi fut modeste à Rome. Les grandes sources créatrices: l’édit prétorien, la création jurisprudentielle, la législation impériale, restèrent toujours très proches de la vie quotidienne. Le préteur créant une formule d’action en justice pour protéger une situation nouvelle, le juriste consulté par un citoyen, les bureaux impériaux répondant par rescrits ou même prenant une mesure générale, souvent sur la suggestion d’un haut fonctionnaire, connaissent parfaitement les exigences du moment. Ils peuvent y répondre immédiatement et d’une façon parfaitement adéquate. Entre la lente coutume et la lourde loi, l’édit, la jurisprudence, la constitution impériale se révèlent des moyens simples, rapides, efficaces de création du droit.

Casuistique et souci du concret

Ce sens du réel et du concret apparaît dans l’un des caractères de la méthode des juristes romains, son aspect casuistique. Si on laisse de côté les manuels sommaires, du genre des Institutes, obligés pour être simples et clairs d’user de formules générales, les grandes œuvres juridiques et les grands traités, aussi bien que les ouvrages de pure casuistique, préfèrent l’analyse de situations concrètes, réelles ou fictives, au déroulement logique des principes et des conséquences. Très liée à la pratique judiciaire, la doctrine romaine part le plus souvent d’un «cas», avec le souci d’en donner une solution pratique plus que de s’élever aux principes généraux.

L’art du bien et de l’équitable

Le goût du concret et de la casuistique n’a cependant pas empêché les Romains d’introduire un certain ordre dans l’ensemble du droit. Ius in artem redigere , ordonner la masse des solutions juridiques, tel était déjà le vœu, non réalisé, de Cicéron. Le logicien l’emportait ici sur l’avocat. Jamais les grands traités suivant le plan, assez arbitraire, de l’édit ou l’exemple d’un des premiers commentaires de ius civile , celui de Sabinus, ne parvinrent à donner un exposé parfaitement logique (mais ne sommes-nous pas dominés par notre propre logique, postcartésienne?) du droit romain. Pourtant, les juristes romains n’ignoraient pas la philosophie grecque. Très liés par leur formation aux rhéteurs, ils eurent le souci des définitions et des classifications. Les catégories du genre et de l’espèce leur étaient familières. Gaius, en distinguant dans le droit les personnes, les choses et les actions, introduisit une classification qui domine encore les droits modernes de tradition latine.

Mais la construction juridique romaine n’est pas seulement formelle. Des principes supérieurs inspirent les solutions concrètes. Libéré de la religion, le droit romain n’est pas sans lien avec la morale, d’abord avec la morale stoïcienne, plus tard, et, dans une mesure difficile à fixer avec précision, avec la morale chrétienne. Le juriste Celse, au début du IIe siècle, avait défini le droit comme «l’art du bien et de l’équitable» (Digeste, I, I, 1, Pr. ). L’appel à l’équité est fréquent chez les jurisconsultes, qui justifient par elle les solutions nouvelles qu’ils proposent. Il n’est pas rare non plus de rencontrer des références au principe d’«humanité» pour proposer quelque atténuation à la rigueur du droit. Ulpien, au début du IIIe siècle, ne résumait-il pas les «préceptes» fondamentaux du droit en ces trois maximes: «Vivre en honnête homme, ne pas causer de tort à autrui, donner à chacun son dû»? Et, dans une large mesure, les solutions romaines, surtout en matière de droit des obligations, se sont efforcées de réaliser cet idéal. Sans doute la société romaine connut-elle l’esclavage et les droits absolus et arbitraires du maître sur son personnel servile. À cet égard, elle nous paraît bien éloignée des principes d’humanité qu’elle affirme. Mais, si les juristes romains n’ont pas condamné le système social et économique qui fut celui de toute l’Antiquité, s’ils ont exposé, parfois sans réserves, les droits que conférait la puissance du maître sur les esclaves, ils n’en ont pas moins marqué l’opposition qui existait en ce domaine entre un droit naturel, reconnaissant la liberté de tous, et l’état de fait, résultat «des guerres» et produit d’un droit des gens. Au nom de cette liberté naturelle et de l’humanité, les juristes romains, sans attaquer l’institution de l’esclavage en elle-même, ont fait introduire dans la législation impériale certaines mesures protectrices de l’esclave.

Peut-être est-ce dans cet appel simple mais réel à des principes moraux, dans ce sens de l’humain, ce souci de l’équitable, cette perception très fine des exigences de la vie sociale que résident les mérites du droit romain. Grâce à eux, au-delà des solutions contingentes, il présentait une valeur universelle qui devait assurer sa survie.

3. Survie et persistance du droit romain

On a coutume de fixer au règne de Justinien (527-565), qui fut le promoteur des grandes compilations représentant en quelque sorte la synthèse d’une longue histoire juridique, le terme de droit romain proprement dit. Au XXe siècle, il est toujours enseigné dans la plupart des universités du monde. Les droits latins et germaniques en sont profondément imprégnés. Les droits anglo-saxons en gardent des traces. Les droits socialistes ne l’ignorent pas. Dans cette histoire, on peut distinguer trois époques: l’époque de la survie (VIe-XIe s.), de la renaissance (au moins en Occident, XIIe-XVe s.) et celle de la persistance (XVIe-XXe s.).

La survie

La survie du droit romain ne se présente pas de la même façon dans l’Orient byzantin et l’Occident «barbare».

En Orient, la mort de Justinien ne mit pas un terme à l’application du droit qu’il avait fait compiler. Signe tangible de la continuité, la collection de Novelles composée sous le règne de Tibère II (578-582) reprenait cent cinquante-huit constitutions de Justinien auxquelles s’ajoutaient celles de ses successeurs immédiats. Le Code et le Digeste restèrent d’usage courant. L’importance de la législation ecclésiastique dans le Code et dans les Novelles explique l’intérêt que leur portèrent les clercs de l’Église byzantine. Des collections nouvelles, réunissant législation impériale (nomos ) et canons ecclésiastiques, connues sous le nom de nomocanons , assurèrent dans l’Église orientale, dans les pays balkaniques, en Russie, en Syrie et en Éthiopie la survie du droit romain jusqu’au XXe siècle. D’autre part, à partir du VIIIe siècle, des ouvrages juridiques s’efforcèrent d’adapter la compilation justinienne aux besoins des praticiens. Enfin et surtout, l’empereur Léon le Sage (886-911) fit fusionner par ordre de matière ce qui dans cette compilation restait encore applicable à son époque: ce furent les Basiliques. Celles-ci firent aux Xe et XIe siècles l’objet de résumés à l’usage des praticiens. Des manuels furent aussi rédigés. L’un d’eux, l’Hexabiblos, formé de six livres et composé en 1345 par un juge de Thessalonique, Constantin Herménopoulos, fut l’un des agents principaux de la survie du droit romain en Orient.

En Occident, les invasions germaniques et la disparition de l’Empire romain (476) ne provoquèrent pas une disparition brutale du droit romain dont usaient depuis de longs siècles les habitants de l’Italie et des provinces.

Les Compilations justiniennes furent introduites en Italie à la demande du pape Vigile (537-555). Mais ni les écoles ni la pratique ne leur accordèrent grand crédit. Le Digeste apparut trop savant et trop complexe. Le Code eut quelque audience en Italie, mais pendant peu de temps, et il ne franchit pas les Alpes. Les Institutes, grâce à leur caractère sommaire, furent plus appréciées. On les étudia et on les glosa en Italie. Mais elles non plus ne dépassèrent pas la Péninsule. En Italie même, l’invasion lombarde porta, à la fin du VIe siècle, un coup très rude à la culture romaine.

Si le droit justinien fut longtemps ignoré en Occident, la survie du droit romain pendant le haut Moyen Âge fut assurée par le Code théodosien et plus encore par la «loi romaine des Wisigoths », dite Bréviaire d’Alaric (506). Cette compilation regroupait de vastes parties du Code théodosien et deux œuvres doctrinales postclassiques, les Sententiae Pauli et un Epitome Gai . La «loi romaine des Burgondes», de son côté, reproduisait quelques textes du droit romain postclassique. Cependant, elle semble avoir perdu valeur législative peu après l’absorption par Clovis du royaume burgonde. En Gaule, donc, le droit romain, dès le début du VIe siècle, n’était plus imposé par les pouvoirs étatiques. En Espagne, au contraire, la «loi romaine des Wisigoths» et la «loi des Wisigoths», qui avait été marquée, bien que dans une mesure moindre, par l’influence romaine, restèrent plus longtemps en vigueur.

Mais ce n’est pas en qualité de «droit étatique» que le droit romain survécut en Occident. En présence de coutumes germaniques souvent insuffisantes, les praticiens se tournèrent tout naturellement vers la tradition romaine, chaque jour moins bien connue et plus adultérée. Cette décadence apparaît lorsque l’on compare au Bréviaire d’Alaric les abrégés (Epitome ) qui en furent faits au VIIIe siècle. Le plus important, la Lex romana curiensis , prouve la survie du droit romain en Rhétie à cette époque, mais aussi l’incompréhension de beaucoup de ses dispositions. Les actes de la pratique corroborent cette impression. Jusqu’au VIIIe siècle, les formes romaines sont encore employées, bien que souvent mal comprises. Au cours du VIIIe siècle, le droit romain, de moins en moins adapté aux mentalités et aux besoins de l’époque, cesse d’être un droit vivant. Mais, par un curieux paradoxe, alors qu’il cède devant les capitulaires ou la coutume, il connaît avec la renaissance carolingienne une brève période de faveur de la part des docteurs et tout spécialement des auteurs ecclésiastiques (Alcuin, Agobard, Hincmar de Reims). Des dossiers de textes romains sont compilés, circulent, sont allégués dans les assemblées conciliaires. C’est alors que, par l’intermédiaire de l’Epitome Juliani , les constitutions justiniennes pénètrent dans les collections canoniques. Repris par l’Église, qui déclare «vivre sous la loi romaine», le droit romain commence sa carrière de droit savant.

La renaissance du droit romain en Occident

Dans des circonstances qui restent mystérieuses, vers 1050-1070, le Digeste, oublié en Occident depuis le début du VIe siècle, est «découvert». Peut-être fut-il trouvé par quelque canoniste italien dans une bibliothèque à l’occasion des recherches de textes auxquelles se livraient les réformateurs grégoriens pour étayer leurs thèses. Toujours est-il que, dans les dernières décennies du XIe siècle, il fut plusieurs fois allégué en justice et que des recueils de textes utilisèrent Institutes, Code et Digeste. En même temps apparaissait l’école juridique de Bologne (fin XIe s.) avec Irnerius (signalé par deux documents en 1118 et 1125). Brillant d’un vif éclat, elle s’affirme comme le principal centre d’étude du droit romain, et elle devait le rester pendant tout le Moyen Âge. Le droit romain justinien ainsi «retrouvé» gagne la France du Sud vers la fin du XIIe siècle, puis Paris et progressivement toutes les universités, qui se multiplient en Europe du XIIIe au XVe siècle. D’une technique très supérieure aux droits coutumiers, il n’est pas seulement l’objet d’une étude érudite. Il est utilisé par les notaires pour perfectionner les actes du droit privé, aussi bien que par les légistes pour affirmer la souveraineté des princes ou par les canonistes pour renforcer l’autorité pontificale. Si, avec le droit canonique, il fait figure de droit savant, l’un et l’autre étant seuls dignes d’étude, il joue donc aussi un rôle considérable dans le développement du droit privé et dans l’argumentation des théoriciens politiques. Du XIIIe au XVe siècle, glossateurs et postglossateurs sont reconnus en Occident comme les maîtres du droit.

Persistance dans les textes modernes

Les écoles de droit romain qui avaient illustré les XIIIe et XIVe siècles ne se renouvelleront que fort peu par la suite. L’esprit de la Renaissance, l’humanisme, le renouveau des méthodes, la critique historique et philologique leur restèrent étrangers. Aux derniers tenants du lointain Bartole s’opposent, dès la fin du XVe siècle en Italie et au XVIe siècle en France, les adeptes d’une étude historique du droit romain. Loin d’être abandonné, le droit romain trouve dans ce nouvel esprit, avec Charles Dumoulin, Jacques Cujas, plus tard Jacques Godefroy, d’illustres défenseurs. Lors du grand mouvement de rédaction des coutumes qui marque le XVIe siècle en France, il pénètre dans une proportion variable le droit coutumier, cependant que certaines régions, le midi de la France ou l’Italie, restent dominées par les principes romains. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’école du droit naturel avec Samuel von Pufendorf, Jean Domat, J. Barbeyrac, trouvant dans le droit romain l’expression d’un droit naturel, lui fournit un nouvel appui. Ainsi, pour des raisons diverses où se combinent le poids de la tradition savante médiévale et les résultats des études doctrinales poursuivies du XVIe au XVIIIe siècle, le droit romain donne à l’Europe moderne un vocabulaire, des concepts, des catégories, des théories, bref tous les éléments de la construction juridique. Soutenu par la pratique, enseigné dans les écoles, incorporé aux textes législatifs, il restait au début du XIXe siècle un «concurrent» sérieux du droit coutumier. Lors de l’élaboration du Code Napoléon de 1804, il fut fortement défendu par les représentants des pays de droit écrit. Œuvre de compromis, le Code, suivant en cela les traités de Robert Pothier, s’inspire à la fois des solutions coutumières et des doctrines romaines. Par lui, la tradition romaine fut dans une large mesure conservée en France. Et, parce que le Code Napoléon inspira la Hollande, la Belgique, l’Italie, l’Espagne et, par ces derniers pays, l’Amérique latine, la persistance du droit romain s’étendit à tous les pays d’obédience juridique «latine». Cependant, en Allemagne, une école juridique éminente, celle des pandectistes, poursuivit pendant tout le XIXe siècle un enseignement dogmatique de droit romain dans les universités. L’un de ses plus illustres représentants, B. Windscheid, joua un rôle de premier plan dans l’élaboration du Code civil allemand de 1900. L’Empire allemand récemment proclamé incorporait à son tour une part importante des concepts romains et de leurs solutions à son nouveau droit. Selon des modalités parfois analogues et parfois différentes, d’autres pays du continent européen, la Suisse, l’Autriche, la Hongrie, conservaient eux aussi une part de l’héritage romain. Et l’on a dit plus haut comment les pays balkaniques et slaves avaient, par d’autres voies, recueilli cet héritage. Ainsi, au-delà des divergences souvent très profondes des divers sytèmes juridiques, le droit romain reste en bien des domaines un point de rencontre. Ayant fourni à de multiples droits nationaux un vocabulaire, des notions, des constructions juridiques, il demeure encore à notre époque le plus sérieux élément d’une communauté juridique internationale.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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